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Le Rap conscient a-t-il encore un sens?

Par Empathik, décembre 2013.


Don't shoot #Ferguson | © Young Siris

Au sein d’un ouvrage publié en 2012, la sociologue Béatrice Mabilon-Bonfils, citant Empathik parmi les artistes incarnant le renouveau de la « chanson militante », appréhende la notion du sens dans la musique dite « engagée ». Dans le monde du Hip-hop la question pourrait être reformulée ainsi: le Rap "conscient" a-t-il encore un sens aujourd’hui?

L'objet de cet article ne vise pas à critiquer ceux qui "gagnent de l'argent" avec la musique, mais à mettre en exergue l'hypocrisie de ceux qui se disent "plus intègres" que les autres sous prétexte qu'ils font du rap conscient / militant / engagé. Il n'est pas non plus question de savoir qui, de l'artiste ou du public, assigne telle ou telle étiquette musicale. Il s'agit ici de s'interroger sur la sincérité de la démarche artistique afin de "dénoncer l'injustice".

Comment concilier critique sociale et société du spectacle ?

Les travaux de Béatrice Mabilon-Bonfils, sociologue et professeure à l’Université de Cergy- Pontoise, proposent l’analyse des interactions sociales au travers des univers musicaux (chanson française, musique techno) et notamment les effets de la marchandisation de la musique sur l’engagement politique des artistes. Mais, au sein de son ouvrage intitulé Camion Blanc : Bernard Lavilliers. Pour une sociologie politique de la chanson, Béatrice Mabilon-Bonfils va au-delà de la simple dichotomie entre marchandisation et engagement politique pour appréhender d'autres questionnements : « La chanson engagée a-t-elle encore un sens au XXIème siècle ? (...) Faut-il chanter les causes perdues ? »

Cette problématique rejoint les analyses formulées par Empathik à la fin de sa carrière à savoir: comment concilier critique sociale et société du spectacle ? Quelle part prend l’ambition personnelle de l'artiste sur le « réel engagement militant » ? Les difficultés rencontrées par Empathik dès 2001 en termes de visibilité dans la presse Hip-hop (les autres étant plus abordables) et ce, uniquement en raison de la dématérialisation et de la gratuité totale de ses productions artistiques (la qualité n’ayant jamais été remise en cause), répondent déjà en partie aux questions posées. En effet, rares ont été les médias évoquant ne serait-ce que la sortie d’un album gratuit.

La crédibilité d'un projet artistique semble se résumer au seul fait de "vendre". Face à ce principe normatif largement partagé dans le milieu, les artistes "contestataires" ont deux options : soit de monter une structure indépendante et d'entreprendre des démarches publicitaires similaires à ceux qu'ils critiquent (la moindre des choses serait de le reconnaitre), soit de vivre "d'autre chose" et de garder son indépendance tant financière que morale vis-à-vis du monde du spectacle. Autant dire que cette dernière option n'attire pas les foules.

Enfin, il y a une dernière voie, celle de passer outre l'ambition de vendre pour simplement partager un message, une émotion, une idée. Combien de lanceurs d’alerte tiennent des blogs (et prennent de très gros risques) sans demander en retour à ses lecteurs d’acheter le moindre article ? Beaucoup. Et combien d’artistes « engagés » font de même ? La sincérité de la démarche participe inévitablement à la notion du sens.

Le Rap conscient et la question du sens

Employer le terme de "Rap conscient" est un pléonasme. Car le Hip-hop dans sa globalité a toujours été militant. Et quant à ceux qui affirment qu’à l’origine il y a toujours eu d’un côté un rap "dansant" et de l’autre un rap "engagé", ils oublient incontestablement le contexte historique de l'époque. Rappelons que le Hip-hop s'est développé en tant que mouvement culturel et artistique à New York au début des années 1970, soit peu de temps après l'abolition de la ségrégation raciale aux États-Unis (1875-1967). Se réunir pour faire du Rap, du DJing, du Break, du Graffiti ou du Beatboxing était donc on ne peut plus subversif ! C'était se décomplexer de la stigmatisation socio-culturelle en menant un combat, certes pacifique, mais Ô combien symbolique : celui de mettre sur un pied d'égalité culture des ghettos et culture WASP des dominants. Aussi, les adjectifs "conscient", "engagé", "militant" sont entrés dans le langage courant uniquement parce que le Hip-hop traverse une crise existentielle... du moins en apparence car le BON RAP n'est pas mort. Il est simplement devenu plus discret.


Source: Béatrice Mabilon-Bonfils, Camion Blanc: Bernard Lavilliers. Pour une sociologie politique de la chanson, novembre 2012.

Un manque de visibilité que résume Béatrice Mabilon-Bonfils au sein de son ouvrage : « Dans la musique de variétés contemporaine, depuis le début des années 80, le genre « musique engagée » est donc devenu marginal, même si on assiste à un renouveau de la chanson militante avec d’une part des revendications altermondialistes portées par des artistes comme Manu Chao ou Noir Désir et avec d’autre part des revendications sociales portées par des artistes comme Diams, IAM, Keny Arkana, Casey, Empathik, Mino, Abdelmalik, Kerry James, Zebda, Soprano… avec le développement du rap, genre qui se caractérise par son engagement politique et sa conscience citoyenne. »

Une perte de sens qu'il convient de corréler à la montée de l'influence de « l'industrie du disque », un point de tension que l'auteure interroge : « La chanson peut-elle garder une fonction contestataire malgré le développement d’une industrie de la chanson mercantile ? Ainsi, nous devons nous interroger sur la possibilité pour un artiste contemporain de proposer un univers, des messages, des intentions, bref sur la possibilité d’une chanson sociale / chanson contestataire aujourd’hui… et sur les modalités de sa réception. Edgar Morin ne montrait-il pas, dans L’esprit du temps, que la création culturelle ne peut être totalement intégrée par le cycle invention / standardisation ? »

LIRE : Le Rap engagé face à la marchandisation de la musique

Les artistes ont bien entendu leur avis sur la question, divisant ce que nous nommons par défaut le Rap "militant" en deux catégories :
- la première estime que l’engagement citoyen passe par des paroles ET des actes sur le terrain (milieu associatif par exemple) ;
- la seconde pense que la contestation peut se résumer à de simples mots.

A noter que les artistes appartenant à la seconde catégorie sont souvent les mieux lotis financièrement. Logique, qui investit principalement la partie "artistique" a le plus de chance d'en vivre. C'est être aussi plus conciliant avec un "système" tant critiqué. Concernant la première catégorie: il serait contre-productif de réduire les actes sur le terrain aux seules actions "militantes". Le simple fait de travailler ou de rechercher un emploi permet à l'artiste de ressentir les difficultés partagées par ses concitoyens. Vivre de la musique c'est se couper de la réalité sociale. En effet, évoquer dans ses chansons les expériences de la rue sans y avoir dormi ou de la condition ouvrière sans avoir pointé à l'usine nous semble clairement peu pertinent. C'est un peu adopter le comportement des politiciens qui, grassement payés par l'argent du contribuable et n'ayant JAMAIS travaillé, parlent de supprimer des postes de fonctionnaires, de baisser le SMIC ou d'aménager le Code du travail.

Par les temps qui courent, faire du Rap "conscient" a plus que jamais du sens. Il faut cependant en adapter les modalités de diffusion et intégrer le fait que la "réussite" financière, pour qui se dit "subversif", ne viendra jamais. Question de priorité: l'argent ou le message?